96.

Lorsqu’il arriva à l’adresse indiquée, Hudson se sentait exactement dans l’état dans lequel il avait toujours su qu’il serait… s’ils avaient gagné au Vietnam. L’ivresse de la victoire enflammait tout son corps, il était électrisé par d’incessantes montées d’adrénaline.

En arrivant sur York Avenue, dans le quartier chic de l’East Side, il se dit que ce serait certainement la cachette la plus insolite où il se terrerait jamais. Il passa une élégante porte en verre et fer forgé, juste après l’angle de la 90e Rue.

L’appartement de Billie Bogan était situé du côté de l’immeuble qui donnait sur le fleuve. Un immeuble moderne dont les murs et les plafonds étaient apparemment très fins, car Hudson, dans le couloir du quatorzième étage, entendit quelqu’un jouer du piano.

Cela l’étonna. Il ignorait que Billie était musicienne.

Il hésita avant d’appuyer sur la sonnette. Ses alarmes internes, ses habituels signaux d’alerte se déclenchaient de nouveau. C’était parfaitement normal. Il était impossible de quitter la peau d’un terroriste militaire et d’un saboteur du jour au lendemain.

Billie vint ouvrir la porte quelques secondes après le premier coup de sonnette. Elle portait un T-shirt rose avec l’inscription Winter sur la poitrine et un jean moulant noir ; elle n’avait ni chaussures ni chaussettes aux pieds.

— David.

Ses yeux bleus brillants passèrent d’une infime perplexité à un plaisir non dissimulé.

Elle tendit le bras et, attirant Hudson à elle dans l’embrasure de la porte, elle l’enlaça.

— C’est toi qui jouais du piano ? s’enquit-il.

Billie lui planta un baiser sur la joue et le serra encore plus fort dans ses bras.

— Bien sûr que c’est moi… Tu sais, je crois que c’est à cause du piano que j’ai fini par fuir Birmingham. Quand j’ai découvert Mozart, Brahms, Beethoven, j’ai acquis la conviction qu’il devait exister autre chose que l’ennui et la monotonie que j’avais connus jusque-là. Entre. Je suis si heureuse que tu sois là. C’est tellement bon de te voir.

Elle l’embrassa encore.

Hudson sourit avec plus de cœur que cela ne lui était arrivé depuis bien longtemps.

— Moi aussi, je suis heureux de te voir. J’ai l’impression d’être enfin chez moi, lui confia-t-il.

Une fois dans l’appartement, ils se tinrent dans les bras l’un de l’autre. Ils se regardèrent longuement dans les yeux. Hudson parla de son passé à Billie, s’exprimant à la vitesse d’un homme qui aurait observé un vœu de silence pendant de trop nombreuses années. Les mots se bousculaient dans sa bouche – West Point, les horreurs du Vietnam, les débuts de sa carrière dans l’armée…

Il lui raconta tout, à l’exception des événements de l’année qui venait de s’écouler, bien qu’il fût tenté de lui en faire part également. Sa revanche était devenue une douce victoire. Une victoire matérielle – des millions de dollars, pour lui et pour les autres vétérans. Il aurait aimé pouvoir partager cette joie avec Billie ; il aurait tellement aimé pouvoir tout partager avec elle.

Ils firent l’amour sous une couverture en laine rayée aux couleurs vives, avec les fenêtres à moitié ouvertes. Hudson apprenait à laisser libre cours à ses sensations, et faire l’amour l’y aidait considérablement. Billie le mena à deux doigts de l’orgasme… juste au bord. Mais il ne parvint pas à sauter le pas. Après quoi, il se sentit épuisé.

Puis il glissa dans un état de rêve paisible. Ses alarmes intérieures ne s’étaient pas encore complètement tues. Elles semblaient presque faire partie de lui.

Il caressait doucement les cheveux blonds de Billie et les élégantes courbes de son visage ovale quand il sombra subitement dans le sommeil.

Allongée sur le grand lit, Billie fixait l’extrémité incandescente d’une cigarette. Elle soupira doucement, expirant de la fumée à travers ses dents, qui se touchaient à peine.

Il lui arrivait d’être elle-même surprise par sa capacité à s’inventer une vie parfaitement adaptée au contexte du moment, et compatible avec tout un tas d’autres mensonges…

La tromperie.

Réussir à intégrer tout naturellement son aptitude à jouer du Chopin à son histoire de jeune Anglaise de Birmingham en était la parfaite démonstration. Mais, bon, n’était-ce pas précisément la raison pour laquelle elle se trouvait là avec Hudson ?

Repoussant les draps, elle se leva du lit et quitta la chambre. Elle était certaine que même un coup de canon n’aurait pas réveillé Hudson.

Elle n’avait pas l’intention de le réveiller, apparemment : elle réapparut, un pistolet muni d’un silencieux à la main.

Elle savait qu’elle ne devait pas s’autoriser l’ombre d’une hésitation. Tendant les deux bras devant elle, elle s’approcha de Hudson et se positionna de manière à lui tirer dans la tempe, juste sous la naissance des cheveux.

Elle hésita.

Le corps endormi de David Hudson se raidit soudain. Il ouvrit les paupières, fit feu sous les draps. Il tira sans pouvoir s’arrêter.

Les signaux d’alarme hurlaient dans sa tête. Des sirènes de souffrance intense mugissaient en lui.

La tromperie – la tromperie éternelle.

Où qu’il se tournât, il se heurtait à elle. Même ici.

Il était hors de question pour le Comité des Douze de le laisser vivre après la fin de l’opération Green Band. Les Sages américains l’avaient recruté, à la suite de ses désillusions au Vietnam. Ils l’avaient formé. Ils l’avaient soutenu, tout le long de ce dur chemin. Ils lui avaient aussi envoyé cette fille, son escort-girl. Ils l’avaient si bien utilisé.

Hudson lui-même comprit enfin Green Band.

Vendredi Noir
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